Le terme de « sociolecte » est apparu en sociolinguistique dans les années 1960 comme synonyme de « dialecte social », auquel il s’est généralement substitué en français (alors qu’en anglais, le mot dialect a gardé plus d’extension, voir Durrell, p. 201). Forgé sur le modèle de dialecte, il désigne une variété non plus régionale mais sociale d’une langue donnée, caractéristique d’un groupe social (Gruppensprache) et ressentie comme distincte des autres variétés de la même langue. Le sociolecte ne forme pas un tout monolithique mais consiste en une série d’indices formels qui assurent un fonctionnement différentiel, constitutif en l’occurrence d’une identité sociale (positive ou négative). Comme dans le cas du dialecte, les traits distinctifs d’un sociolecte peuvent être de nature lexicale (choix des mots), morphosyntaxique (formation et enchaînement des mots) ou phonétique (accent, intonation, mélodie), avec cette nuance toutefois que ces traits renvoient à la position sociale du locuteur, non à son origine géographique. Il en va ainsi de l’accent prestigieux connu en Angleterre sous le nom de Received Pronunciation (RP), qui est un marqueur social des classes très privilégiées. C’est aujourd’hui l’accent des membres de la famille royale, du premier ministre David Cameron, du maire de Londres Boris Johnson et de l’archevêque de Cantorbéry Justin Welby (son prédécesseur, Rowan Williams, pourtant de langue maternelle galloise, cultive le même accent). Un sociolecte n’est pas toujours valorisé, tant s’en faut. Soit le « vernaculaire afro-américain », étudié par William Labov et ses disciples : comme la RP, il connaît peu de variations géographiques et est revendiqué par un groupe social (en l’occurrence la communauté noire des Etats-Unis), mais là s’arrête la comparaison, car sa prononciation et sa syntaxe typiques situent ses locuteurs bien plus bas sur l’échelle sociale.

Ce dernier exemple montre en outre qu’un sociolecte peut délimiter (et définir) non seulement une couche de la société mais toute une communauté culturelle. En France, le verlan peut servir d’illustration. Souvent associé et aux milieux ouvriers et aux milieux immigrés des grandes agglomérations urbaines, ce procédé morphologique basé sur l’inversion (verlan = l’envers) fait se croiser une variable sociale, une variable culturelle et une variable spatiale. Relayé par les mass médias (dans le cinéma : La Haine de Matthieu Kassovitz ; dans la chanson : MC Solaar après Renaud), le verlan a désormais intégré le répertoire verbal de la jeunesse française, ce qui en a certes modifié la fonction (de contestation) mais sans pour autant affecter sa dimension sociolectale. En effet, dans la mesure où il crée une cloison sociolinguistique entre des générations (qui sont des groupes sociaux), le parler des jeunes fonctionne comme un sociolecte. Les amateurs de littérature et de cinéma se rappelleront le cas extrême du nadsat conçu par Anthony Burgess pour les teenagers de son Orange mécanique, que son caractère limité (à la fois en nombre d’items lexicaux et de locuteurs) rapproche cependant des jargons propres à un milieu professionnel, tels que hier, le loucherbem des bouchers et l’argot des bagnards (fétichisé par les écrivains romantiques), ou aujourd’hui, le vocabulaire technique des juristes, médecins ou informaticiens. Ce sont autant de parlers spécifiques que l’on qualifiera plus volontiers de « technolectes » (Fachsprachen).

Malgré les nuances qui les distinguent, ces différents termes en –lecte (sur la créativité de ce morphème, on pourra lire Gold et Danesi) ont en commun de traduire la conscience croissante de la variation inhérente aux systèmes linguistiques. Loin de se conformer à la vision monolithique qu’en avait Saussure, ces derniers sont des polysystèmes travaillés par des forces centrifuges. Le Soviétique Mikhaïl Bakhtine fut un des premiers hérauts de cette nouvelle conscience, qu’il devait appeler « galiléenne » en hommage à l’astronome qui avait osé douter de la nature géocentrique de l’univers. À la fin des années 1920, Bakhtine (1977, pp. 96-118) s’est livré à une critique systématique de « l’objectivisme abstrait » sous-tendant la linguistique structurale avant de s’attaquer au « monde linguistique ptoléméen clos, seul et unique » (p. 422), source à son avis de « l’impuissance de la stylistique traditionnelle » (p. 226). Bakhtine lui oppose le « monde galiléen, ouvert, avec ses langages multiples, s’éclairant les uns les autres » (p. 422). Le roman sera l’expression par excellence de cette polyphonie, du fait qu’il « reconnaît la multiplicité des langages nationaux et surtout sociaux […] : ceux des groupes sociaux, des professions, des usages courants » (p. 183), soit des sociolectes avant la lettre. En effet, dit encore Bakhtine, « à tout moment de son existence historique, chaque langage doit se stratifier intérieurement » en « dialectes sociaux [nous soulignons] », « maniérismes de groupe », « jargons professionnels ». Le roman ne se contente pas d’enregistrer cette « diversité sociale de langages » mais « orchestre […] tout son univers signifiant » en mettant en rapport et en faisant dialoguer entre elles « les multiples résonances des voix sociales » (pp. 87-89).

On voit bien par ces citations que Bakhtine, sans évidemment employer une terminologie qui n’avait pas encore été créée, est néanmoins épistémologiquement proche des percées que fera la sociolinguistique dans la deuxième moitié du xxe siècle. Le fait est suffisamment rare pour qu’il mérite d’être souligné. De manière générale en effet, les études littéraires (même celles dites « sociologisantes ») ne prendront pas acte de ces percées. On s’explique ainsi que la notion de « sociolecte » n’ait guère été convoquée par les sociologues de la littérature, toutes tendances confondues. Chez celui qui s’en est servi le plus systématiquement, le théoricien tchèque Peter (Pierre) Václav Zima, elle est passée au crible de la sémiotique post-hjelmslévienne, pour laquelle les sociolectes sont « des sortes de sous-langages reconnaissables par les variations sémiotiques qui les opposent les uns aux autres (c’est leur plan de l’expression) et par les connotations sociales (c’est leur plan du contenu) ; ils se constituent en taxinomies sociales sous-jacentes aux discours sociaux » (Greimas & Courtés, pp. 354, cité dans Zima, 1985, p. 131). Voilà une définition somme toute peu respectueuse de la pensée sociolinguistique (les taxinomies sont plutôt une obsession de sémioticien). Bien que l’auteur du Manuel de sociocritique (Zima, 2000, [1985]) invoque également Bakhtine, on est ici à mille lieues de la perspective dynamique (dialogisme, polyphonie) ouverte par ce dernier.

Concevant le sociolecte au départ comme « un langage idéologique qui articule, sur les plans lexical, sémantique et syntaxique, des intérêts collectifs particuliers » (Zima, 1985, p. 131), Zima le réduit pourtant rapidement à « un répertoire lexical codifié » (p. 134). Ce n’est plus par la prononciation (dé)valorisée ou par leurs ressources morphosyntaxiques que les sociolectes se reconnaissent et s’opposent selon Zima mais par leur vocabulaire et surtout par le sens accordé aux mots. Son exemple de « vie éternelle », expression qui ne saurait avoir le même sens pour un chrétien et un athée, est éloquent à cet égard. La méthode de Zima consistera à rebâtir le dispositif des sociolectes tel qu’il apparaît à l’écrivain au moment où celui-ci produit son œuvre, à repérer ensuite les sociolectes convoqués par cette dernière, puis à montrer comment le texte littéraire absorbe et transforme ces emprunts. Force est toutefois de constater que le concept ainsi détourné n’est nullement indispensable : on le remplacerait par « discours » que cela ne changerait pas grand-chose aux analyses proposées par Zima, qui parle (au singulier) du « sociolecte humaniste chrétien » dans L’étranger de Camus, du « sociolecte scientifique » dans Le Voyeur de Robbe-Grillet et du « sociolecte mondain » dans la Recherche de Proust, faisant du même coup l’impasse sur l’hétérogénéité inhérente à tout discours et sur sa dimension interactive, dialogique. Or, si tout sociolecte est discursif, tout discours n’est pas pour autant un sociolecte; il doit être caractéristique d’un groupe social donné à l’exclusion des autres, raison pour laquelle on peut difficilement postuler l’existence d’un « sociolecte libéral, chrétien, marxiste ou fasciste » (Zima, 1985, p. 131).

Tout regrettable qu’il soit, ce détournement épistémologique s’explique par la volonté de Zima de sortir la sociologie du texte littéraire de l’impasse où l’avaient conduite la théorie du reflet et le structuralisme génétique. Se concentrant sur les « mécanismes linguistiques et discursifs de la médiation » (Zima, 1978, p. 18), il fera un retour sur la médiation verbale chère aux formalistes russes : « La vie sociale entre en corrélation avec la littérature avant tout par son aspect verbal. […] Cette corrélation entre la série littéraire et la série sociale s’établit à travers l’activité linguistique, la littérature a une fonction verbale par rapport à la vie sociale » (Tynianov, 1965 [1927], pp. 131-132, cité par Zima, 1978, p. 237 ; 1985, p. 125). C’est dans le cadre de ce retour aux sources que Zima aura recours à la notion de « sociolecte » pour se donner les moyens d’étudier cette fonction verbale, concevant la « situation sociolinguistique » comme un plan intermédiaire « entre le texte et les structures socio-économiques qui l’ont engendré » (Zima, 1978, p. 17).

Bibliographie 

Bakhtine (Mikhaïl) & Vološinov (Valentin N.), Le Marxisme et la Philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Paris, Minuit, 1977.

Bakhtine (Mikhaïl), Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978.

Danesi (Marcel), « A Glossary of Lectal Terms for the Description of Language Variation », Language Problems and Language Planning, vol. 9, no 2, 1985, pp. 115–124.

Durrell (Martin), « Sociolect », dans Sociolinguistics. An International Handbook of the Science of Language and Society, 2nd completely revised and extended edition, sous la direction d’Ulrich Ammon et al., Berlin-New York, Walter de Gruyter, vol. 1, 2004, pp. 200-205.

Gold (David L.), « Lect: A New Productive Suffix and Free Form », Leuvense Bijdragen (Leuven Contributions in Linguistics and Philology), no 70, 1981, pp. 49-52.

Greimas (Algirdas Julien) & Courtés (Joseph), Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979.

Labov (William), Le Parler ordinaire: la langue dans les ghettos noirs des États-Unis, trad. d’Alain Kihm, Paris, Minuit, 1978.

Tynianov (Joury), « De l’évolution littéraire [1927] », dans Théorie de la littérature. Textes des Formalistes russes, sous la direction de Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, 1965, pp. 120-137.

Zima (Pierre V.), Pour une sociologie du texte littéraire, Paris, UGE, 1978.

Zima (Pierre V.), Manuel de sociocritique, Paris, Picard, 1985 (rééd. Paris, L’Harmattan, 2000).


Pour citer cet article :

Rainier Grutman, « Sociolecte », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, URL : http://www.ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/49-sociolecte, page consultée le 19 avril 2024.

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